III

Ce que je viens de me raconter, c’est un souvenir du temps où ma mère était déjà vieille et où j’étais un adulte, déguisé en fonctionnaire international. Je venais, de Genève, passer une partie de mes vacances à Marseille, chez mes parents. Ma mère était heureuse de ce que son fils, qui avait, pensait-elle avec beaucoup d’exagération, une si noble situation chez les Gentils, acceptât de bon cœur d’aller chaque sabbat à la synagogue de Marseille. Je l’entends qui me parle.

« Dis-moi, mon fils, à Genève, montes-tu aussi à la Maison de l’Éternel? Tu devrais, je t’assure. Notre Dieu est très grand, tu sais, et c’est un Dieu saint, c’est le vrai Dieu, il nous a sauvés du Pharaon, c’est un fait connu et la Bible le dit Écoute, mon fils, même si tu ne crois pas en notre Dieu, à cause de tous ces savants, maudits soient-ils, eux et leurs chiffres, va tout de même un peu à la synagogue, supplia-t-elle gentiment, fais-le pour moi. » Au fond, en ma participation, même athée, aux cérémonies religieuses, elle voyait surtout une assurance contre les bronchites dont j’étais atteint chaque hiver.

« Et dis-moi, mes yeux, cette situation que tu as en ce Bureau International du Travail, comment s’appelle-t-elle, cette situation? (« Attaché à la Division diplomatique », répondis-je. Elle rayonna.) Par conséquent, les douaniers ne peuvent rien contre toi, je suppose? Tu passes et ils s’inclinent. Quelle merveille du monde! Dieu soit loué qui m’a donné de vivre jusqu’en ce jour! Si ton grand-père de bonne mémoire, qu’il repose en paix, si ton grand-père vivait, comme il serait content! Parce que même lui, le notaire royal de Corfou, le révéré, eh bien, il devait ouvrir ses valises à la douane. C’était un homme de savoir, tu aurais eu du plaisir à causer avec lui. Alors demain, si tu veux, je te ferai du nougat au sésame. Fortifie-toi, mon chéri, pendant que tu es chez nous. Dieu sait quelles nourritures mal lavées ils te donnent dans ces restaurants de luxe de Genève! Dis, mon enfant, à Genève, tu ne manges pas de l’innommable? (Traduction : porc.) Enfin, si tu en manges, ne me le dis pas, je ne veux pas savoir. »

« Et maintenant, mon fils, écoute ma parole, car les vieilles femmes sont de bon conseil. En cette Division de la Diplomatie, tu as un chef, je pense? Eh bien, s’il te dit quelquefois un mot de trop, ne te mets pas en colère, supporte un peu, parce que si tu lui réponds mal, la bile lui monte à la cervelle et il te hait et Dieu sait quelle langue de vipère il a et quel poignard il prépare pour ton dos! Que veux-tu, nous devons supporter, nous autres. Il te va bien, ce chapeau. » Et comme je souriais, elle ajouta en soupirant : « Comment pourraient-elles, les malheureuses, résister à ce sourire? » Partiale, elle me scrutait tendrement, imaginait ma vie passionnelle, craignait pour moi des coups de revolver de ces filles des Gentils, si belles et instruites, mais jalouses et hardies, et qui avaient la manie, emportées par leur passion, de vous tuer un fils en quelques secondes, pour un oui ou pour un non. Redoutables, ces filles de Baal qui ne craignaient pas, on le lui avait affirmé, de se mettre nues devant un homme qui n’était pas leur mari. Toutes nues et fumant une cigarette! De vraies lionnes! « Dis-moi, mon enfant, ne penses-tu pas que ce serait une bonne chose que tu ailles faire une petite visite au Grand Rabbin? Il connaît de bonnes jeunes filles paisibles, bonnes maîtresses de maison. Cela ne t’engage à rien. Tu les vois, si elles ne te plaisent pas, tu remets ton chapeau et tu t’en vas. Mais, qui sait, peut-être que Dieu t’en a destiné une? Il n’est pas bon, tu sais, que l’homme vive seul. Je voudrais mourir tranquille, savoir que tu as une vertueuse personne auprès de toi. » Devant mon silence, elle soupira, tâcha de repousser l’image d’un revolver brusquement surgi du sac à main d’une lionne à demi nue et elle s’en remit à l’Éternel, au Puissant de Jacob, qui avait tiré le prophète Daniel de la fosse aux lions. Il me sauverait bien des lionnes. Elle se promit d’aller à la synagogue plus souvent.

Elle était déjà vieille en ce temps-là, petite, et de quelque embonpoint. Mais ses yeux étaient magnifiques et ses mains étaient mignonnes et j’aimais baiser ses mains. Je voudrais relire les lettres qu’elle m’écrivait de Marseille avec sa petite main, mais je ne peux pas. J’ai peur de ces signes vivants. Lorsque je rencontre ses lettres, je ferme les yeux et je les range, les yeux fermés. Je n’ose pas non plus regarder ses photographies, où je sais qu’elle pense à moi.

« Moi, mon fils, je n’ai pas étudié comme toi, mais l’amour qu’on raconte dans les livres, c’est des manières de païens. Moi je dis qu’ils jouent la comédie. Ils ne se voient que quand ils sont bien coiffés, bien habillés, comme au théâtre. Ils s’adorent, ils pleurent, ils se donnent de ces abominations de baisers sur la bouche, et un an après ils divorcent! Alors, où est l’amour? Ces mariages qui commencent par de l’amour, c’est mauvais signe. Ces grands amoureux, dans les histoires qu’on lit, je me demande s’ils continueraient à aimer leur poétesse si elle était très malade, toujours au lit, et qu’il soit obligé, l’homme, de lui donner les soins qu’on donne aux bébés, enfin tu me comprends, des soins déplaisants. Eh bien, moi je crois qu’il ne l’aimerait plus. Le vrai amour, veux-tu que je te dise, c’est l’habitude, c’est vieillir ensemble. Tu les veux avec des petits pois ou avec des tomates, les boulettes? »

« Mon fils, explique-moi ce plaisir que tu as à aller à la montagne. Quel plaisir, toutes ces vaches avec leurs cornes aiguisées, avec leurs gros yeux qui vous regardent? Quel plaisir, toutes ces pierres? Tu risques de tomber, alors quel plaisir? Es-tu un mulet pour aller sur ces pierres du vertige? N’est-ce pas mieux d’aller à Nice, où il y a des jardins, de la musique, des taxis, des magasins? Les hommes sont faits pour vivre en hommes et non dans les pierres, comme les serpents. Cette montagne où tu vas, c’est comme un repaire de bandits. Es-tu un Albanais? Et comment peux-tu aimer toute cette neige? Quel plaisir de marcher sur ce bicarbonate qui te mouille les souliers? Mon cœur tremble comme un petit oiseau quand je vois ces skis dans ta chambre. Ces skis sont des cornes du diable. Se mettre des yatagans aux pieds, quelle folie! Ne sais-tu pas que tous ces démons skieurs se cassent les jambes? Ils aiment cela, ce sont des païens, des inconsidérés. Qu’ils se cassent les jambes, si c’est leur plaisir, mais toi tu es un Cohen, de la race d’Aaron, le frère de Moïse notre maître. » Je lui rappelai alors que Moïse était allé sur le Mont Sinaï. Elle resta interloquée. Évidemment, le précédent était de taille. Elle réfléchit un instant, puis elle m’expliqua que le Sinaï n’était qu’une toute petite montagne, que d’ailleurs Moïse n’y était allé qu’une fois, et qu’au surplus il n’y était pas allé pour son plaisir mais pour voir Dieu.